A La Roche-Courbon

Extraits de :

Pierre Loti, " Le Château de la Belle-au-Bois-Dormant ".

 

" Souvent j'ai jeté un appel d' alarme vers mes amis inconnus pour qu' ils m' aident à secourir des détresses humaines, et toujours ils ont entendu ma voix. Aujourd'hui il s' agit de secourir des arbres, de nos vieux chênes de France, que la barbarie industrielle s'acharne à détruire, et je viens implorer :

 ‹‹ Qui veut sauver de la mort une forêt, avec son château féodal campé au milieu, une forêt dont personne ne sait plus l' âge ? ››

Cette forêt-là, j' y ai vécu douze années de mon enfance et de ma prime jeunesse ; tous ses rochers me connaissaient et tous ses chênes et toutes ses mousses. Le domaine appartenait à un vieillard qui n'y venait jamais..... Le château restait livré à un régisseur......... on ne visitait pas, on n'entrait pas ; j'ignorais ce que pouvaient cacher les hautes façades closes et ne regardais que de loin les grandes tours....

 

 

Ensuite, je m' en suis allé courir par toute la Terre, mais le château fermé et ses chênaies profondes hantaient mon imagination toujours ; entre mes longs voyages, je revenais comme un pèlerin ramené pieusement par le souvenir, me disant chaque fois que rien des lointains pays n'était plus reposant et plus beau que ce coin si ignoré de notre Saintonge............ Mais voici que le vieillard invisible vient de mourir... ses héritiers vont vendre le domaine enchanté, et des coupeurs de forêts sont là prêts à acheter pour abattre......

Avec quelle mélancolie, l' autre jour, un après-midi de fin d' été, je suis revenu là faire un pèlerinage qui pourrait bien être le dernier... laissant ma voiture à une demi-lieue du château, en familier de ces bois, je me suis glissé par d' étroits sentiers dans le ravin où j'avais eu, au temps de mon enfance, mes visions les plus passionnées de nature et d' exotisme.... C'est un lieu certainement unique dans nos climats. La petite rivière sans nom , qui traverse la forêt dans une vallée très en contrebas, s'attarde là, plus enclose de rochers, plus enfouie sous l'amas d' herbes folles, elle s' épand au milieu des tourbes et des herbages pour former un semblant de marais tropical... Les arbres qui y font de la nuit verte sont singulièrement hauts, sveltes, groupés en gerbes qui se penchent à la manière des bambous....

 

 

 

A l' abri de ces voûtes de feuillage et de cette sorte de falaise qui garantit comme un mur contre le vent d' hiver, toute une réserve de nature vierge demeure blottie dans une humidité et une tiédeur presque souterraines.... Il faudrait préserver jalousement de tels édens, sans doute millénaires, que ni volonté, ni fortune ne seront capables de recréer.... Un peu plus loin, les roches lisses, ayant l'air de se plisser comme des draperies qu' on relève, découvrent peu à peu de profondes entrées obscures, - et ce sont des grottes préhistoriques ouvertes le long de cet ombreux marécage ; rien n'a dû beaucoup changer aux alentours, depuis les temps où des hommes primitifs y aiguisaient leurs couteaux de silex.....

 

 

Et enfin, j'arrive à la plus grande, dont la salle d'entrée a comme un dôme d' église ; le demi-jour verdâtre des feuillées, n'y pénètre pas très loin, et on aperçoit au fond, entre les piliers trapus que lui ont faits les stalactites, des couloirs qui s'en vont plonger en pleine nuit. J' aimais m' y aventurer jadis avec une lampe et un fil conducteur, et je me rappelle qu'une fois, vers ma quinzième année, j'ai failli me perdre dans le dédale de ces galeries....

 

 

Le sentier toujours couvert et demi-sombre, mais de plus en plus facile, remonte enfin au niveau de la plaine.... Maintenant une avenue droite, dans la direction du nord, va me conduire au château....

 

 

Et enfin commence d' apparaître cette demeure de Belle-au-Bois-Dormant. Dans la même pénombre toujours, c'est d' abord la vieille grille en fer forgé et le perron moussu d'une immense et royale terrasse à balustres....

 

 

A mon appel surgira peut-être quelque acheteur d' élite, digne d' être  habitant du château enchanté et capable de respecter alentour la vie des grands chênes séculaires. Mais qu'il se hâte car la menace est pressante !...

 

 

P.S. - Il faut pourtant bien que je me résigne à faire une sorte d' annonce plus précise, car je m' aperçois que l'on ne saurait même pas de quoi  je veux parler. Il s' agit du château et de la forêt de La Roche-Courbon, sis en Saintonge, à vingt-deux kilomètres de Rochefort, environ trente-cinq de Royan et onze de la gare la plus proche."

 

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 Dans Le Figaro du 21 octobre 1908, Pierre Loti lance un vibrant appel pour qu'un sauveur arrête l'abattage des bois de chênes verts et rachète le château. Il est entendu par Paul Chénereau, un enfant du pays, qui acquiert le domaine de La Roche-Courbon en 1920.